Pauvre malgré le travail, déclassement et insécurité sociale : vers une société du précariat ?

Mis à jour le 5 mai 2025

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Introduction

Le monde du travail connaît, depuis plusieurs décennies, une transformation structurelle profonde marquée par une fragilisation croissante des statuts d’emploi. Le modèle du salariat stable, protecteur et durable, qui avait émergé à la faveur des Trente Glorieuses, semble désormais révolu. Sous l’effet conjugué des mutations technologiques, des politiques de dérégulation du marché du travail, de la mondialisation et de la financiarisation de l’économie, le salariat est devenu plus incertain, plus fragmenté, et souvent plus pauvre.

Ce processus est désigné par le terme de « précarisation du travail » et a conduit à l’émergence d’un nouveau groupe social : le précariat. Popularisé par le sociologue britannique Guy Standing, ce terme désigne une classe en devenir, caractérisée par l’instabilité, l’absence de sécurité économique, l’érosion des droits sociaux et une difficulté à se projeter dans l’avenir.

L’analyse de cette précarisation suppose une approche multidimensionnelle. Elle concerne à la fois les conditions matérielles d’emploi, les statuts juridiques, les perspectives de mobilité sociale, mais aussi les représentations subjectives de la sécurité et du déclassement. À travers quatre axes — les travailleurs pauvres, les formes d’emploi dites atypiques, le sentiment d’insécurité sociale et les nouvelles formes d’emplois liées à l’ubérisation — il s’agira de comprendre comment se recompose aujourd’hui le rapport au travail, dans un contexte où celui-ci ne garantit plus l’intégration sociale.

Les travailleurs pauvres : la précarité malgré l’emploi

L’existence même de travailleurs pauvres constitue une rupture majeure avec l’idéal fordiste selon lequel l’emploi salarié permettait d’échapper à la pauvreté. Un travailleur pauvre est une personne qui, bien qu’exerçant une activité professionnelle, perçoit un revenu insuffisant pour dépasser le seuil de pauvreté, généralement fixé à 60 % du revenu médian. En Europe, près d’un actif sur dix se trouve dans cette situation, selon les données d’Eurostat.

Ce phénomène résulte de plusieurs facteurs cumulatifs. D’abord, les faibles rémunérations dans certains secteurs peu qualifiés comme la restauration, le nettoyage ou les services à la personne. Ensuite, le développement des emplois à temps partiel subi réduit mécaniquement le volume de revenus perçus. À cela s’ajoutent des charges fixes importantes (loyer, transport, énergie), qui grèvent les budgets déjà contraints. Enfin, certaines configurations familiales — notamment les familles monoparentales — sont particulièrement exposées au risque de pauvreté, malgré la présence d’un emploi.

Au-delà des difficultés financières, les travailleurs pauvres subissent une exclusion silencieuse. Leur accès aux droits sociaux est limité, leur participation citoyenne fragilisée, et leur capacité à se projeter dans des projets de long terme — formation, logement, épargne — fortement entravée. Ce phénomène témoigne d’un recul de la fonction intégratrice du travail et d’une montée en puissance de la désaffiliation sociale, au sens que lui donnait Robert Castel.

Les contrats de travail atypiques : une flexibilité à double tranchant

La précarité s’exprime aussi dans la nature même des contrats de travail. Depuis les années 1980, la montée en puissance des contrats dits atypiques — CDD, intérim, emplois saisonniers, temps partiel non choisi — traduit une volonté des entreprises et des États de flexibiliser le marché du travail. Cette flexibilité est censée permettre une meilleure adaptation aux fluctuations économiques, à la concurrence mondialisée, ou encore à la variabilité de la demande.

Mais cette adaptation se fait souvent au détriment de la sécurité des salariés. Les contrats de courte durée engendrent une instabilité chronique, empêchent toute planification à long terme, et restreignent l’accès au crédit, au logement, ou encore à la formation professionnelle. Les droits collectifs sont amoindris, les trajectoires professionnelles deviennent discontinues, et les perspectives de carrière s’en trouvent limitées. Par ailleurs, ces emplois précaires concernent majoritairement les jeunes, les femmes, les personnes peu qualifiées ou issues de l’immigration. Cela révèle une logique de dualisation du marché du travail, entre un noyau stable de salariés protégés (en CDI ou dans la fonction publique) et une périphérie de plus en plus nombreuse, soumise à des contrats instables et à des conditions de travail dégradées.

Cette précarisation contractuelle remet en question l’universalité des droits sociaux fondés sur la stabilité de l’emploi. Elle contribue aussi à accroître les inégalités entre salariés, à l’intérieur même des entreprises, et à renforcer une forme d’atomisation du monde du travail.

Insécurité sociale et déclassement : un malaise diffus mais structurant

La précarisation ne se mesure pas uniquement à l’instabilité objective des contrats ou des revenus. Elle se traduit également par une insécurité sociale plus diffuse, qui touche même ceux qui disposent d’un emploi stable. Ce sentiment d’insécurité généralisée tient à la peur du chômage, à la difficulté d’ascension sociale, à la stagnation des salaires et à l’effritement des protections sociales. Il participe à un climat d’angoisse latent, où l’idée que « tout peut basculer » est omniprésente.

Dans ce contexte, de nombreuses personnes — notamment issues des classes moyennes — vivent une expérience de déclassement, qu’il soit réel ou anticipé. Le déclassement réel correspond à une perte effective de statut, de revenu ou de prestige social, souvent observée chez les salariés ayant subi une rupture professionnelle ou une reconversion forcée. Le déclassement anticipé, quant à lui, touche surtout les jeunes diplômés qui craignent de ne pas trouver un emploi à la hauteur de leurs qualifications ou aspirations. Le sociologue Louis Chauvel a bien montré comment ce sentiment de déclassement alimente un malaise générationnel profond, nourrissant frustration, démobilisation politique et parfois tentation populiste.

L’insécurité sociale engendrée par la précarisation remet en cause les fondements du contrat social. Elle affaiblit les liens de solidarité, rend plus difficile la construction de parcours de vie cohérents et accentue la défiance à l’égard des institutions.

Ubérisation : l’autonomie illusoire des travailleurs des plateformes

Une nouvelle forme de précarité émerge avec l’essor de l’économie des plateformes numériques. L’ubérisation du travail, c’est-à-dire la mise en relation directe entre prestataires indépendants et clients par le biais d’applications (comme Uber, Deliveroo ou Fiverr), bouleverse les repères classiques du salariat. Elle repose sur une promesse d’autonomie : chacun serait libre de choisir ses horaires, ses clients, et de gérer son activité à sa guise.

En réalité, les travailleurs des plateformes vivent dans une dépendance économique structurelle vis-à-vis des algorithmes et des conditions imposées par ces géants du numérique. Ils n’ont aucune maîtrise sur les tarifs, peu de visibilité sur leur activité, et aucun droit à la protection sociale, à l’assurance chômage, à la retraite ou à la reconnaissance d’un accident du travail. Si certains y trouvent une solution temporaire pour générer un revenu, beaucoup sont enfermés dans une précarité durable, notamment en l’absence d’alternatives professionnelles. Les requalifications juridiques progressent (comme celle de la Cour de cassation en 2020 reconnaissant un lien de subordination entre Uber et ses chauffeurs), mais le vide juridique reste important, et les modèles économiques des plateformes reposent largement sur cette zone grise entre travail indépendant et salariat.

L’ubérisation traduit une transformation plus large du capitalisme contemporain, où la technologie permet d’externaliser les coûts sociaux du travail tout en captant une rente importante par la mise en réseau des prestations.

Conclusion : quelles réponses face à la montée du précariat ?

La précarisation du travail n’est pas un phénomène conjoncturel ou marginal. Elle est devenue un trait structurant des économies contemporaines. En affectant un nombre croissant de travailleurs, elle remet en question les fondements du modèle social hérité de l’après-guerre, basé sur le salariat stable, la redistribution, et la solidarité intergénérationnelle. Elle contribue à accroître les inégalités économiques et sociales, fragilise la cohésion collective, et nourrit la défiance à l’égard des institutions politiques et syndicales.

Face à ce constat, plusieurs pistes de réflexion émergent dans le débat public. Certains plaident pour la création d’un statut universel du travailleur, permettant de garantir des droits fondamentaux (protection sociale, formation, santé) indépendamment du statut juridique de l’activité exercée. D’autres mettent en avant l’idée d’un revenu universel d’existence, afin d’assurer une base de sécurité économique et de réduire la dépendance au travail précaire. L’élargissement de la portabilité des droits sociaux, l’encadrement plus strict des plateformes numériques ou encore la revalorisation des métiers à forte utilité sociale sont également des pistes envisagées.

Plus fondamentalement, c’est notre rapport collectif au travail qu’il faut repenser. Dans un contexte de transition écologique, de digitalisation croissante et de vieillissement démographique, il devient urgent de reconstruire un contrat social fondé non sur la seule performance économique, mais sur la reconnaissance, la stabilité et la dignité de celles et ceux qui travaillent. Comme le souligne Guy Standing, une société qui tolère l’extension du précariat s’expose non seulement à une fracture sociale, mais aussi à une instabilité politique durable.